Le 2 novembre 1823, Maurice Deniaud, alors en garnison à Perpignan, envoie une lettre à ses parents (Maurice Deniaud et Anne Robert) agriculteurs à Garambeau. Le texte en est reproduit en version originelle et en version corrigée ci-dessous.
A perpinant le 2 novembre 1823 Mon Cher père et ma Cher mere je suis bien contant que vous vous portier tous bien mais je vous dire que je recu la laitre du 18 octobre et la reconnaisante que de 18 f qui ma fait bien du plaissir Tant qua moi je me porte bien pour le pressant mais je sort de lopitail je ne pas put vous rendre reponse de suite mais jai été bien mallade bien mes compliment à mon beau frère et à ma sœur de ma par vous ferez bien mes compliment à tous mes oncle est tantes est cousain vous leur ferez bien mes compliments à tous les voissain est léamis de ma part que je me porte bien pour le pressant vous me direz sis la classe de 1823 parti est ceusse qui sont tonber ausaur de la paroisse est des paroisse voisine vous me diré si vous avez beaucoup de chatainne ses tanné Mon Cher père jesuis bien enpainne si vous avez fait voutre voyage sant aitre fatigue me je vous diret que la paix est faite danslespain est le roi est à madri mes nia cour une ville appele barselon est saint fort à lentour de la ville Plus rien de mauvais à vous marquer pour la presant je fini malaitre en vous enbraissant dut plus profon de mon cœur votre tre unble serviteur Deniaud
Mon adresse au 60 eme de ligne 3 eme conpagnie 2 eme bataillon en garnison à perpinant au cartier St jaque au dépôt departement de pirainait aurientaile perpinent | A Perpignan le 2 novembre 1823 Mon cher père et ma chère mère, je suis bien content que vous vous portiez tous bien, mais je vais vous dire que j’ai reçu la lettre du 18 octobre et le mandat de 18 francs qui m’a fait bien du plaisir. Tant qu’à moi, je me porte bien pour le présent, mais je sors de l’hôpital et je n’ai pas pu vous rendre réponse de suite, mais j’ai été bien malade. Bien mes compliments à mon beau-frère et à ma sœur ; de ma part vous ferez bien des compliments à tous mes oncles et tantes et cousins ; vous leur ferez bien mes compliments à tous les voisins et les amis de ma part ; que je me porte bien pour le présent. Vous me direz si la classe de 1823 est partie et ceux qui sont tombés au sort de la paroisse et des paroisses voisines. Vous me direz si vous avez beaucoup de châtaignes cette année. Mon cher père, je suis bien en peine de savoir si vous avez fait votre voyage sans être fatigué. Moi je vous dirai que la paix est faite dans l’Espagne et le roi est à Madrid ; mais il y a encore une ville appelée Barcelone et cinq forts à l’entour de la ville (qui résistent). Plus rien de mauvais à vous marquer pour le présent ; je finis ma lettre en vous embrassant du plus profond de mon cœur. Votre très humble serviteur. Deniaud Mon adresse au 60e de ligne, 3e compagnie, 2e bataillon en garnison à Perpignan au quartier Saint-Jacques, au dépôt du département des Pyrénées-Orientales, Perpignan. |
Maurice Deniaud est né le 10 ventôse de l’an IX de la République (le dimanche 1er mars 1799) à Treillières. Le 19 avril 1822, comme tous les jeunes gens nés en 1801 dans le canton de La Chapelle-sur-Erdre, il passe le conseil de révision. Ils sont 53 à défiler devant les autorités civiles, militaires et médicales. Tous ont tiré au sort un numéro. Maurice Deniaud a eu le numéro 38. Un bon numéro pense-t-il peut-être, car chaque année le canton doit fournir 12 soldats au pays. Ceux qui ont tiré un numéro au-delà du nombre 12 peuvent croire qu’ils échapperont au service militaire. Mais c’est sans compter sur les exemptés et ils sont nombreux ce jour-là ; 38, dont 15 qui ont déjà un frère sous les drapeaux. Les autres souffrent de malformation à un membre (6) de maladies diverses (6) de défaut de taille (4) ou sont à charge de famille (7). Ils ne restent que 15 à être « Bon pour le service armé » ; il en faut 12. Maurice Deniaud, malgré son numéro 38 se retrouve le douzième. Pas de chance ! Les trois aptes au service qui ne sont pas retenus rentrent chez eux, mais ils constituent la réserve, ce que l’on appelle alors la Garde mobile (les moblots). Ils peuvent être appelés au service en cas de besoin. Les 12 conscrits du canton de La Chapelle-sur-Erdre qui partent à l’armée sont originaires de Sucé (4) La Chapelle-sur-Erdre (3) Grandchamps (2) et Treillières (1). Ils auraient pu échapper aux sept années de service militaire à condition de trouver un volontaire pour les remplacer contre une coquette somme d’argent. La famille Deniaud n’a pas les moyens de racheter son fils. Cela lui vaudra de participer à l’expédition d’Espagne décidée par Louis XVIII le 22 janvier 1823.
Le lendemain, 23 janvier 1823, Maurice Deniaud est incorporé au 60e Régiment de ligne et part pour la frontière espagnole. Il a la taille moyenne des jeunes Treilliérains de son époque : 1.61 m. On nous le décrit de teint brun avec des cheveux et sourcils noirs, le front rond, le visage long, les yeux gris, le nez gros et long, la bouche ordinaire sur un menton rond.
C’est de la frontière espagnole, le 2 novembre 1823 alors que la guerre se termine, que Maurice Deniaud envoie cette lettre à ses parents. Soit il l’a faite écrire par un camarade, soit il l’a écrite lui-même. La commune de Treillières ne possédant pas encore d’école primaire, peut-être a-t-il appris à lire, écrire et compter avec l’un de ces maîtres d’école autoproclamés, venus de tous horizons, qui dispensaient maladroitement les rudiments de l’instruction contre quelque rémunération. Maurice Deniaud appartiendrait alors aux 30% de conscrits treilliérains capables d’écrire. Dans son cas, il s’agit d’un français phonétique, mêlant expressions populaires (nia cour = il y a encore) aux formules de politesse utilisées au 18e siècle dans la bonne société et passées dans le langage commun pour se rappeler au bon souvenir de quelqu’un (Mes compliments à…).
Comme tous les hommes de son époque il témoigne d’un respect sincère pour ses parents qu’il vouvoie, comme le veut la tradition. Soucieux de la solidité des liens sociaux et des solidarités villageoises, il n’oublie personne dans ses compliments. Au premier rang figure son beau-frère, Pierre Rincé qui vient d’épouser sa sœur le 2 août dernier, mariage auquel il n’a pu participer. En son absence c’est son beau-frère qui doit veiller sur les parents qui ont passé la cinquantaine. Un peu plus tard, en 1836, la fille de Pierre Rincé, Marie, viendra vivre chez ses grands-parents pour accompagner leur vieillesse : devoir de solidarité générationnelle.
L’ancien conscrit Maurice Deniaud, victime du sort en 1819, s’inquiète des jeunes de Treillières et des « paroisses voisines » (la commune mise en place par la Révolution n’a pas encore gagné les cœurs) de la classe 1823 qui vont connaître le même (mauvais) sort que lui. Donnons lui réponse si ses parents ne l’ont fait avant nous. Sur les 12 conscrits de la classe 1823 (ceux qui sont nés en 1803) tombés au sort cette année-là : 4 sont originaires de Sucé, 3 de La Chapelle-sur-Erdre, 2 de Grandchamps, 1 de Sautron et 2 de Treillières (Denis Thomaré et François Charbonnier). Deux fils de laboureurs, l’un de Sautron l’autre de La Chapelle-sur-Erdre, se sont fait remplacer, le premier par un garçon perruquier de Nantes et l’autre par un laboureur de Bains-sur-Oust, peut-être un domestique employé dans la ferme paternelle ou une ferme voisine.
La conscription, depuis 1793 et l’insurrection qu’elle provoqua, depuis surtout les terribles guerres de l’Empire, traîne derrière elle une triste réputation que l’injustice du système de sélection et la longueur du service ne font qu’aggraver. Elle prive les campagnes, touchées par la crise démographique consécutive à 25 ans de troubles et de guerre, de leurs bras les plus vigoureux. « Tomber au saur » : tomber !
En 1823, la révolution agricole n’a pas encore bouleversé le paysage de Treillières ni les habitudes alimentaires des habitants. Le châtaignier « l’arbre à pain », ne sait pas encore qu’une nouvelle venue, la pomme de terre, va le remplacer sur la table du paysan et le condamner à finir en petit bois. Alors que la récolte des châtaignes s’achève, Maurice Deniaud, depuis la frontière espagnole, s’inquiète de son abondance.
Mais que fait donc notre Treilliérain à Perpignan avec cette expédition d’Espagne dont se glorifie le régime de Louis XVIII (la première victoire de l’armée française depuis Napoléon) ?
En 1820, le roi d'Espagne Ferdinand VII, bafouant la constitution libérale mise en place en 1812, tente de rétablir un régime de type absolutiste. Les élections de 1822 amènent une majorité de députés libéraux aux Cortès (le Parlement). Le roi se retire à Aranjuez et quelques uns de ses partisans tentent un soulèvement à Madrid. C’est un échec. Alors il fait appel aux monarques européens qui, au lendemain de la chute de l’empire napoléonien, ont formé la Sainte-Alliance (Russie, Autriche, Prusse, France) pour restaurer ou maintenir l’absolutisme.
En France, les partisans d’un retour à l’Ancien régime (les ultras, dont Chateaubriand), poussent Louis XVIII à intervenir en Espagne pour éviter la contagion du libéralisme de ce côté-ci des Pyrénées. Mais l’affaire s’annonce onéreuse et risquée. D’une part, l’Etat-major est composé de généraux royalistes inexpérimentés ; il va donc falloir confier le commandement à des généraux qui ont servi sous l’Empire. D’autre part, une partie des sous-officiers et des soldats, anciens « grognards » de Napoléon, accepteront-ils de se battre pour les Bourbons de France et d’Espagne ?
Malgré les doutes, le 22 janvier 1823, un accord avec les autres monarchies européennes permet à la France d'envahir l'Espagne pour rétablir Ferdinand VII en monarque absolu. Louis XVIII annonce alors que « cent mille Français sont prêts à marcher en invoquant le nom de Saint-Louis pour conserver le trône d'Espagne à un petit-fils d’Henri IV ». Les ultras exultent ; les libéraux espèrent pouvoir dissuader les soldats d'aller combattre « pour des moines, contre la liberté ». Le 6 avril, 150 libéraux français et piémontais se regroupent au bord de la Bidassoa en chantant La Marseillaise, drapeau tricolore au vent, pour dissuader l’armée française de pénétrer en Espagne. Les soldats de Louis XVIII en tuent quelques uns et dispersent les autres, qui se regrouperont plus tard avec des libéraux anglais et belges pour former une légion libérale qui combattra aux côtés des troupes constitutionnelles.
Placée sous les ordres du duc d’Angoulême (neveu du roi et fils du futur Charles X), qui délègue la conduite des opérations aux généraux napoléoniens expérimentés (Oudinot, Molitor, Guilleminot…), l’armée française pénètre en Espagne et prend Madrid le 23 mai. Le gouvernement libéral et les Cortès transfèrent leur siège à Séville puis, le 14 juin, à Cadix, emmenant avec eux le roi Ferdinand VII, prisonnier. A partir de la mi-juillet, les Français assiègent Cadix et s’emparent du fort du Trocadero le 31 août. Le 28 septembre les Cortès capitulent, décident de se dissoudre et rendent à Ferdinand VII un pouvoir absolu qui entraînera le pays dans ce que les Espagnols appellent « La decada ominosa » : la décennie abominable. « Le roi est à madri » écrit M. Deniaud.
En Catalogne, où combat Maurice Deniaud, le général Moncey parvient difficilement à réduire les unités régulières et les guérilléros catalans. Barcelone ne se rend que le 2 novembre date à laquelle Maurice Deniaud prend la plume pour donner de ses nouvelles à la famille et aux amis.
Le verso de la lettre. A l'époque, il n'y a pas d'enveloppe. On inscrit l'adresse au dos de la lettre que l'on plie soigneusement. Le tout tient fermé par un cachet de cire dont on voit encore des traces rouges. | La lettre pliée, telle qu’elle voyageait par la Poste |
Peut-être est-ce pour cela, et aussi parce qu’il connaît les habitudes de son père, que Maurice Deniaud adresse sa lettre au bureau de tabac du Marchix. Chaque semaine, les agriculteurs de Treillières viennent aux marchés et aux foires de Nantes pour vendre et acheter. Ils fréquentent aussi la halle aux blés et viennent livrer fagots, pommes, cidre, beurre… aux propriétaires de leur ferme. En ville, chacun a ses habitudes. Les uns fréquentent le barbier (le Figaro disait mon arrière-grand-père) pour être rasé de frais à la grand-messe du dimanche, d’autres achètent des journaux… ou, comme le père de Maurice Denaiud, leur tabac de la semaine.Bien qu’envoyée à ses parents qui habitent Treillières, Maurice Deniaud adresse sa lette à un marchand de tabac de la rue du Marchix, paroisse Saint-Similien de Nantes, près de la place Bretagne. Il aurait pu la faire parvenir, comme cela se faisait habituellement, à Treillières même. Ses parents seraient venus la récupérer, en échange du prix du transport, au relais de Poste de Gesvres. Mais le maître des lieux, Alexandre Vincent, est un homme curieux qui a tendance à lire le courrier qui ne lui est pas destiné.
Peut-être le marchand de tabac du Marchix était-il plus discret avec le courrier de sa clientèle que l’aubergiste de la Poste de Gesvres… et que les historiens qui, 200 ans après, fouillent la correspondance des soldats de Treillières.
Jean Bourgeon