Silhouette imposante ou grêle, le clocher dressé vers le ciel symbolise l’aspiration à Dieu du peuple chrétien : une prière portée par les voix d’airain des cloches cloîtrées dans le beffroi de l’église.
Nées avec l’âge de bronze, adoptées par la plupart des civilisations, les cloches s’installent dans les campaniles chrétiens au 7e siècle. A la fin du Moyen-âge, toute église ou chapelle en héberge une ou deux dans son clocher pour communiquer avec Dieu et avec les hommes.
Compagnes familières du villageois, elles rythment de leurs volées tristes ou légères ses heures (angélus, messe, vêpres…), ses bonheurs (baptême, mariage, fêtes de Pâques, Noël…), ses malheurs (glas, tocsin…). Pour lui ces voix d’airain ont un corps (la cloche a un cerveau, une épaule, une panse, une lèvre, une robe) et une âme (on les baptise, on leur donne un prénom, un parrain, une marraine).
Bien que cachées à ses regards, le villageois sent leur présence vibrante derrière les grilles des abat-sons. Seul le sacristain-sonneur entretient quelques rapports avec ces cloîtrées. A Treillières il doit même fournir et entretenir à ses frais les cordes auxquelles il se pendra pour les faire chanter.
De ces dames du clocher le villageois ne connaît que la voix qui parle en lui à une âme très lointaine : elle le fait se signer penché vers la terre quand sonne l’angélus, pleurer au glas des sépultures, sourire à la vie au matin carillonné de Pâques. Il sait aussi que ce chant invisible qui a célébré son baptême résonnera sur ses labours abandonnés quand on le déposera dans la terre du cimetière.
De cette étrange complicité naît un attachement viscéral du paysan à son clocher et l’une des pires sanctions pour une communauté villageoise c’est de la priver à tout jamais de ses cloches.
C’est ce qui arrive au printemps 1793. En mars de cette année-là, les campagnes de l’Ouest se sont insurgées contre le pouvoir révolutionnaire qui veut envoyer les jeunes combattre aux frontières pour défendre la République menacée d’invasion. Le 25 mars, après qu’une première rébellion ait été matée, le Comité Militaire de Nantes ordonne que «… la force armée qui passera dans les diverses communes révoltées se saisira de toutes les cloches des églises et chapelles les brisera pour que le transport en soit fait dans le chef lieu du département…».
A Treillières, le maire Alexandre Vincent, habitué aux difficiles négociations avec les autorités nantaises croit sauver ses cloches en les rendant muettes par la suppression de leurs battants ; après tout ce que veulent les Républicains c’est que l’on ne sonne plus le tocsin pour appeler à l’insurrection. Mais les Nantais se méfient des ruraux et le maire de Treillières reçoit le courrier suivant :
«6 avril 1793
Citoyen
Le département nous a fait passer votre lettre du 4 de ce mois, il ne suffit pas d’avoir oté les battans des cloches les cordes et les echelle, il convient que vous fassiez et sans délai conduire à Nantes les dites cloches, vous devez en outre procéder aussi sans délai au désarmement de votre commune et faire porter aussitôt en cette ville toutes les armes trouvées ou apportées».
Descendues du clocher puis brisées les cloches furent emportées à la fonderie : adieu angélus et carillon sur les campagnes désormais résonne la voix du canon.
Au retour de la paix civile et religieuse, la municipalité de Treillières veut redonner de la voix à son petit clocher branlant. Le 11 octobre 1814, Alexandre Vincent propose au Conseil municipal de vendre des « landes et communs » pour acheter une cloche puis, sinon pas de carillon, une deuxième. Le fondeur Pierre Caillard s’engage à les fournir pour 1800 F. Mais il faut auparavant consolider le vieux clocher, acheter des cordes, les faire cirer par un cordonnier, acheminer les cloches, les graver…. En 1820 la facture monte à 2080 F. Faute d’argent dans les caisses on vend encore des communaux !
Les deux cloches sont baptisées le 22 novembre 1820. L’une,
Marie-Madeleine, prend le prénom de sa marraine, Mademoiselle Marie-Madeleine Du Noir, de la Louinière ; le parrain est Julien Le Lardic de La Ganry, de Fayau.
L’aristocratie terrienne d’Ancien régime ainsi mise à l’honneur la municipalité, dans un remarquable mouvement de balancier, choisit pour parrainer l’autre cloche, dénommée Marie-Anne-Félix, des représentants de la nouvelle bourgeoisie conquérante. La marraine est Marie-Anne-Félix Provenchère épouse de Mr Haentjens propriétaire de Gesvres. Celui-ci étant protestant ne peut prétendre au titre de parrain. Le rôle échoit à son gendre, Pierre-Joseph Maës futur propriétaire du Haut-Gesvres.
Au-dessus des landes sacrifiées en leur nom, au-dessus des villages agenouillés sur la terre nourricière, les cloches égrènent angélus, carillons ou sanglots longs des glas ; la lente procession du temps tourne en rond autour du clocher. Malgré la Révolution c’est toujours la voix d’airain des grands propriétaires, des dominants, qui rythme sa marche.
Marie-Madeleine et Marie-Anne-Félix vécurent heureuses et sans fausse note dans le clocher de Treillières pendant de longues années. Mais, à la veille de leur cinquantième anniversaire, le jour de la Saint Jean de l’année 1869, vers 4 h. de l’après-midi, alors que l’on célèbre dans l’église le baptême de Pierre-Marie Violin, né de la veille, deux jeunes hommes de 27 et 32 ans, Pierre Violin et François Barboiron, sans en avoir la permission, « montent dans le clocher pour carillonner… bientôt une cloche change de son et tout le monde reconnaît qu’elle est fêlée » (Livre de Fabrique, 4 juillet 1869).
Les deux coupables, convoqués devant le Conseil de fabrique nient les faits. Pourtant les témoins son nombreux : « Mr le vicaire Allaire s’est aperçu de l’accident au changement de son et l’a fait remarquer à ceux (15 à 20) qui travaillaient à creuser la cave du presbytère ».
On en réfère à l’évêque qui demande au curé Ménoret ce qu’en pense la population. Il répond qu’à part deux ou trois familles « on verrait d’un mauvais œil dans la paroisse que les deux jeunes gens ne fussent pas condamnés à payer la cloche ». En septembre 1869 l’évêché conseille donc à la Fabrique de demander réparation. Comme les carillonneurs intempestifs renâclent on consulte un avocat qui, s’appuyant sur le Code, estime que « le fait d’avoir fêlé une cloche d’une église en la sonnant sans autorisation et pour s’amuser constitue incontestablement un grand délit… » (21 mars 1870).
On se prépare donc à aller devant le tribunal juger ce crime quand le déclenchement de la guerre franco-prussienne sonne la fin du premier acte, l’un des accusés se retrouvant sous les drapeaux.
L’affaire aurait pu en rester là si, revenu de guerre, le briseur de cloche n’avait voulu convoler en justes noces. Le curé Ménoret croit alors tenir son homme mais c’est sans compter sur les réseaux de clientèle. Le futur marié est fermier de Mr Germain et son beau-père fermier de Mr Doré-Graslin, député, deux riches et influents propriétaires envers qui le curé est redevable pour services rendus lors de la construction du presbytère. Fort de ces soutiens il fanfaronne et claironne que si Ménoret ne veut pas le marier on trouvera bien un autre curé.
A partir de ce moment les documents officiels restent silencieux sur l’affaire mais, à chaque office, la voix brisée du carillon fend le cœur du pauvre curé et soumet à la torture, encore plus que ses oreilles, son amour propre ; et cela pendant dix longues années. Enfin, le 8 juillet 1881, le Conseil de fabrique décide d’envoyer à la fonderie la grosse cloche fêlée et de « faire refondre la petite cloche en même temps que la grosse et d’élever son poids de manière à avoir un ton de différence et de la sorte poser, pour les temps à venir, la base d’une magnifique sonnerie. Les membres du Conseil, ayant à cœur que les objets du culte témoignent de leur foi et de leur amour pour le Grand Dieu qu’ils servent et qu’ont servi leurs pères ont voté les fonds nécessaires ».
Le 13 avril 1882 Mgr Lecoq, évêque de Nantes, vient bénir les nouvelles cloches filles de celles de 1820. La cloche de 351 kg est baptisée Anne-Marie-Eudoxie et l’autre de 253 kg Adèle-Elizabeth-Marguerite-Constance. Les parrains sont Mr Edmond Doré-Graslin, maire de Treillières, et Mr Vivier, conseiller municipal de Nantes. Les marraines à qui elles doivent leurs prénoms sont Mme Doré-Graslin et Mme Nogues.
L’Eglise se montrait magnanime car Mme Nogues, fille de Mr Germain, n’était autre que la petite fille d’Angélique Blond, épouse Anizon, celle qui avait dépouillé le presbytère de toutes ses terres en rachetant la quasi-totalité des biens d’Eglise-biens nationaux pendant la Révolution.
Oublieuse des fêlures du passé, les cloches de Treillières carillonnèrent désormais pour la plus grande gloire de Dieu dans les cieux et pour celle de la bourgeoisie triomphante et bien-pensante sur la terre.
130 années plus tard les cloîtrées du clocher n’ont rien perdu de leur tonalité. Elles ont gardé leur voix d’antan, celle qui accompagnait nos ancêtres dans leur vie quotidienne, celle que, par-dessus le bruit de la mitraille, voulait entendre le « poilu » de 1914 pour se donner du courage au moment de bondir de la tranchée. Si leur carillon se fait plus rare c’est qu’on les sollicite moins. L’église s’est peu à peu vidée, les cérémonies raréfiées et surtout les hommes ont changé.
On les entend mais écoute-t-on encore ce que leur voix de bronze raconte de ceux qui ont été et de nous-mêmes ?
Jean BOURGEON