A Arthur, mauvais garçon
« C’est un trou de verdure où chante une rivière… »
Ici le dormeur du val est le plus grand, le plus ancien des châteaux de Treillières, celui dont l’histoire a été la plus intimement liée à celle de la commune depuis le 5e siècle.
A cette époque, après être passé sous domination franque le Pays nantais connaît les raids des Bretons voisins puis, au 9e siècle, ceux des Normands. L’insécurité amène de petits chefs de guerre à construire sur des « mottes », naturelles ou édifiées, situées à la rupture de pente du plateau et dominant le Gesvres, des fortins en bois (puis bientôt en pierre) où les villageois viennent se réfugier en cas d’attaque. Quand la région passe ensuite sous domination bretonne ils se transforment en petits châteaux forts dont les seigneurs dépendent de celui de Treillières installé dans un domaine plus important situé à l’emplacement actuel du bourg. Tous sont les vassaux de l’Evêque de Nantes seigneur suzerain.
Du 11e au 13e siècles le « beau Moyen Age » permet une expansion de la démographie et des défrichements. C’est alors qu’apparaît pour la première fois, en 1123, dans une charte TRELIERAM sans que l’on connaisse l’origine du mot. Le retournement de la conjoncture au 14e siècle (la peste, la guerre de Cent ans et sa version locale la guerre de Succession de Bretagne) provoquent une chute brutale de la population et l’abandon de nombreux villages qui ne seront jamais reconstruits. Les manoirs (La Houssais, Le Lin, Les Fosses, La Rivière…) retrouvent une activité militaire et le plus important d’entre eux devient celui qui contrôle le franchissement du Gesvres par l’axe Nantes-Rennes : le château du Pont de Gesvres. Son propriétaire le déplace de l’autre côté du ruisseau là où se trouve l’actuel château de Gesvres.
Au 16e siècle le retour d’un calme, perturbé par les retombées locales des guerres de religion, amène la réorganisation de la hiérarchie seigneuriale ; tous les manoirs et seigneuries en dépendant passent aux mains du seul seigneur de Treillières installé au château de Gesvres ; il aménage tous les anciens manoirs en métairies. La vie locale s’organise alors autour de deux pôles : l’église paroissiale reconstruite en 1613 où le recteur rassemble la communauté villageoise le dimanche et, à la fin de l’office, son organisme représentatif le « général de la paroisse » ancêtre de notre conseil municipal ; le château de Gesvres siège du pouvoir seigneurial (justice, droits seigneuriaux).
GESVRES : MANOIR DU SEIGNEUR DE GESVRES
Dans son manoir de Gesvres, situé au centre de la paroisse, le seigneur de Treillières est au cœur de la communauté villageoise dont il est le premier des membres. Premier propriétaire foncier, mais aussi premier par le rang et les pouvoirs qu’il tire des droits féodaux et seigneuriaux. C’est par l’exercice de ces droits qu’il fait sentir son action et affirme son existence auprès des villageois.
Les droits féodaux découlent de la propriété éminente du seigneur sur l’ensemble de la seigneurie, et pèsent sur la terre. Ils sont dus par les propriétaires : il s’agit de rentes en argent (les cens) en nature (blé, avoine, chapons…), et des corvées. Ils frappent la propriété, non l’exploitation ; officiellement le seigneur ne connaît que le propriétaire. Mais celui-ci confie à son locataire le soin d’effectuer les paiements à sa place, ce qui équivaut à un relèvement des loyers. C’est donc sur la population paysanne, la moins fortunée, que retombe en définitive la rente seigneuriale.
Les droits seigneuriaux dérivés de la souveraineté exercée au Moyen-Age par le seigneur pèsent sur tous les habitants de la seigneurie. Certains sont purement honorifiques (première place à l’église), d’autres pittoresques bien que parfois ressentis comme humiliants par les villageois (jeux de la quintaine, de la pelote), certains d’une grande importance pour la vie quotidienne : monopole des moulins, des forêts et de la chasse, mais surtout droits de police et de justice.
Les officiers de justice du seigneur interviennent dans les questions d’hygiène, de commerce (prix des blés, inspections des mesures…), de mœurs… Ils ont même part à la vie politique puisqu’ils président aux délibérations du Général de la paroisse où certains se comportent en véritables patrons.
Le pouvoir de police des juges seigneuriaux n’a pas de limites précises. Ils sont dans les campagnes les seuls personnages investis d’une autorité officielle et ils en usent suivant les besoins : «droit de police quand bon luy semble», disent les textes d’époque.
La justice seigneuriale a aussi ses auxiliaires. Les notaires, qui tiennent leur pouvoir du seigneur, doivent rédiger les actes passés entre les justiciables de la juridiction. Le sergent donne des assignations, décerne des contraintes, opère des saisies. A Treillières il fait parfois fonction de forestier et garde-chasse.
La justice seigneuriale est, pour le seigneur, l’instrument du maintien de ses droits et de sa puissance politique, économique, financière. Mais ponction fiscale, abus de justice, privilèges provocateurs (bois, chasse) mobilisent contre le seigneur l’animosité paysanne.
LES SEIGNEURS DE GESVRES
Si le seigneur a des droits, il a aussi des devoirs. Dans la société villageoise traditionnelle, il est le premier et le protecteur. Premier à l’église où il a un banc à part ; premier propriétaire de la paroisse ; premier par les pouvoirs. Pour le paysan cette supériorité, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, paraît liée à la nature des choses. Mais les villageois peuvent espérer en retour, attention et protection.
Si le seigneur répond à cette attente il en tire, en plus de sa domination basée sur des facteurs matériels, une influence morale qui fait de lui le chef naturel des paysans. S’il se coupe de la communauté villageoise son influence s’évanouit ; il n’est plus qu’un gros propriétaire, le premier des percepteurs et le premier rentier de la paroisse. Sa personne n’inspire plus qu’indifférence ou hostilité.
Comment, les différents seigneurs de Treillières installés à Gesvres, aux 17e et 18e siècles, ont-ils exercé leur fonction seigneuriale ?
Michel POULLAIN
En 1599, Noble Homme Ecuyer Michel Poullain succède, comme seigneur de Treillières, à son père Robert Poullain époux de Catherine Motay (les réunificateurs des seigneuries de Treillières). Michel Poullain est né à Nantes le 21 octobre 1579, paroisse Saint-Nicolas. Le 15 février 1605, il épouse, à Saint-Nicolas, la fille du Trésorier des Etats de Bretagne, Damoyselle Claude Hus. Quelques années plus tard il succède à son beau-père comme Trésorier des Etats de Bretagne, tâche qui l’accaparera jusqu’à sa mort survenue à Nantes le 20 septembre 1637. C’est encore à Nantes, paroisse Saint-Nicolas où naquirent ses onze enfants, qu’il fait sa résidence ordinaire.
Il ne vient à Treillières qu’épisodiquement, et on ne trouve que deux fois sa signature en bas des registres paroissiaux. Le vieux château de Gesvres n’est sans doute pas très confortable malgré les quelques réparations qu’il y entreprend (toiture, fenêtres…). Ce qui l’intéresse à Treillières, c’est la seigneurie, la seule dont il dispose pour se parer du titre de seigneur. Sa noblesse de fraîche date en a besoin (son père n’a été anobli qu’en 1576 par la charge de maire de Nantes).
Les revenus treilliérains de Michel Poullain ne représentent qu’une partie de sa fortune constituée de terres situées en Anjou, de maisons à Nantes qu’il loue et surtout de rentes et obligations placées auprès d’autres nobles. Il confie la gestion de ses biens à un comptable pour se consacrer à sa fonction de Trésorier des Etats de Bretagne. Quoi d’étonnant alors que Treillières soit surtout pour lui un alibi honorifique dont les toponymes lui servent à dénommer noblement ses enfants : Bernardin Poullain est sieur de La Rivière ; Michel Poullain sieur de la Houssaye ; Isabelle Poullain damoyselle de Gesvres… Cette dernière épouse le 31 mai 1635, en l’église Saint-Nicolas de Nantes, Messire César de Renouard et lui apporte en dot la seigneurie de Treillières dont il devient titulaire à la mort de Michel Poullain.
César DE RENOUARD
Messire César de Renouard (1609-1675) seigneur de Drouges, seigneur de Treillières, Gesvres, les Fosses… Conseiller du Roy en ses conseils d’Etat et privés, en sa Chambre des Comptes de Bretagne… Trésorier des Etats de Bretagne… Maistre ordinaire des Comptes du Roy en Bretagne… se révèlera comme un seigneur bâtisseur.
Alors que les vieilles constructions défensives (les Fosses, le Lin, la Houssais…) affectionnaient le haut des collines et des «mottes», César choisit, en 1653, de restaurer et d’agrandir Gesvres dont le site de vallée et les grands espaces permettent de disposer les bâtiments à sa guise et de remodeler le paysage. Il conserve l’ancien logis mais l’incorpore au corps de bâtiment nouveau, de conception classique, et le prolonge par des bâtiments de service. Vingt cinq ans plus tard voici la description que l’on fait de la «Maison de Gesvres…
…. consistant en plusieurs logements, chapelle, salle, chambres basses, hautes chambres; à trois vitres d’icelles sont enpeintes un sautoir chargé d’une étoile, greniers au-dessus, cuisine, boulangerie, écurie et fannerie, le tout couvert d’ardoises, cour au-devant, canaux et fossés pleins d’eau, le tout renfermé de murailles, grande porte et principale entrée de la dite Maison, jardins au derrière d‘icelle, verger, pourpris».
Devant le château on a dégagé une vaste perspective où le Gesvres, détourné et rehaussé par une digue, dessine un paysage géométrique propice à la flânerie, fait d’une île ronde, de canaux, de douves et «d’un bassin de fontaine pour un jet d’eau de trente pieds (9,5 m) de diamettre… de pierre de taille». Le classicisme marque Gesvres de son empreinte, comme si César de Renouard avait ramené de ses visites chez son cousin Nicolas Fouquet, à Vaux-Le-Vicomte, quelques petites idées de grandeur.
Derrière le château s’étend le jardin «où nous avons trouvé un cadran d’ardoise sur lequel est enpeint des armes du dit feu seigneur de Drouges… le bocager et allée à costé, ponts et chaussées et grande porte pour aller a l’église paroissiale dudit lieu de Treillières» (1685), Comme tout noble qui se respecte César installe une orangerie dans son jardin.
Afin de créer un ensemble harmonieux l’ancienne chapelle de Gesvres est agrandie et embellie. Elle sera inaugurée le 1e février 1669 par le curé de Treillières. Un an plus tard, le 26 février 1670, César de Renouard y mariera sa fille Marthe-Isabelle avec le Comte de Morveaux.
Alors que l’ancien château de Gesvres gardait le chemin de Nantes à Rennes, César de Renouard cherche à isoler sa nouvelle demeure. En 1660 il prend prétexte d’une protestation du messager de Rennes se plaignant «d’un endroit très dangereux qui est au-delà du bourg de Treillières, près la maison de Gesvres où le dit suppliant se trouve souvent en danger d’y perdre ses chevaux…» pour donner «un autre chemin plus droit et plus commode pour le public…» et surtout plus éloigné du château de Gesvres. Désormais c’est une grande allée bordée d’arbres qui reliera le château au grand-chemin, empruntant dans les zones basses une chaussée qui, tous les hivers, aura bien de la peine à résister aux inondations.
L’appétit bâtisseur de César de Renouard ne se limite pas à notre paroisse. En même temps qu’il impose sa marque par une géométrie possessive dans le désordre de verdure du bocage treilliérain, il entreprend à Nantes la construction d’un hôtel particulier dont la réalisation est confiée à l’architecte Jacques Malherbe. Cet hôtel situé rue de Verdun (actuelle rue de la Commune) existe toujours : c’est le pavillon de Rosmadec, à l’Hôtel de Ville. César de Renouard partage son temps entre ses deux résidences, avec une préférence pour Treillières où il déclare faire «sa plus ordinaire demeure».
Les nombreuses dépenses engagées pour la construction du château et de l’hôtel nantais ne permirent pas à César de Renouard d’entretenir ses domaines treillièrains comme il l’aurait fallu. Lorsqu’en 1685 son successeur et gendre, le comte de Morveaux, prend possession de la seigneurie de Treillières, quatre des onze métairies de Gesvres sont dites en ruines.
Charles DE MORVEAUX
Charles Marie Bonnin Messignac de Chalucet Chevalier Comte de Morveaux «lieutenant pour le Roi de la ville, chasteau et comté Nantais» épouse Marthe-Isabelle de Renouard le 26 février 1670. Seigneur de Treillières, en 1685, il réside habituellement à Nantes, soit à l’hôtel de la rue de Verdun, soit, plus fréquemment, en son hôtel situé «proche le chasteau de Nantes» où il meurt le 15 novembre 1698.
Ses séjours à Treillières furent sans doute très rares, et nos registres paroissiaux n’ont pas été honorés de sa signature. Par contre son épouse, qui lui survécut près de 40 années (elle mourut à 98 ans le 18 mai 1737), se montra attentionnée à l’égard des villageois de Treillières. A l’hôtel de son mari elle préférait celui de la rue de Verdun construit par son père. Après la mort du Comte de Morveaux elle revint assez souvent à Gesvres, participa à quelques baptêmes et mariages, et fonda en 1725, au profit des pauvres de la paroisse une rente annuelle de 80 livres.
Marthe-Isabelle de Renouard fut, avec son père, la seule propriétaire de Gesvres à montrer quelque intérêt à Treillières et aux Treilliérains. Après elle l’absentéisme seigneurial empira et l’incompréhension entre seigneur et villageois grandit.
Le marquis DE ROSMADEC et le Comte DE TALHOUET
A la mort de la Comtesse de Morveaux la seigneurie de Treilliéres échut à l’un de ses neveux : le Marquis de Rosmadec. Issu d’une famille riche et puissante, possédant de nombreux domaines (dont la terre de Goulaine) et plusieurs hôtels à Nantes, il ne vint que très rarement à Treillières et confia ses intérêts locaux à des régisseurs. Ce sont ces derniers qui, sur ordre de leur maitre, firent défricher plusieurs hectares de landes et en vendirent d’autres à des bourgeois de Nantes, provoquant ainsi des affrontements violents entre paysans et hommes du seigneur.
En s’attaquant aux landes, considérées comme biens communs et pâturages indispensables à la survie du bétail des pauvres villageois, c’est l’existence même de ces villageois que l’on mettait en cause. Non seulement le seigneur absentéiste ne s’occupait pas d’eux, mais en plus il les menaçait de disparition. Quoi d’étonnant alors à ce que certains paysans contestent le bien fondé d’une seigneurie qui ne joue plus son rôle, renâclent à obéir, et exigent que le seigneur leur montre ses titres. Cette remise en cause de l’ordre établi, le Marquis de Rosmadec ne peut la tolérer ; pour enrayer la contestation il choisit de faire des exemples et traîne les paysans devant la justice (la sienne) les ruinant à coup sûr.
Ces incidents montrent bien que le système seigneurial, basé sur des liens d’homme à homme, a vécu. La seigneurie n’est plus qu’une source de revenus parmi d’autres : domaines, rentes, obligations… Pour le Marquis de Rosmadec comme pour son successeur, Messire de Talhouët Comte de Bonamour, Treillières n’est pas une communauté villageoise mais une terre qui doit rapporter : les défrichements continueront jusqu’à la Révolution avec leurs lots d’incidents ; de Talhouët augmentera les fermages de ses terres tout en surveillant les rentrées des rentes féodales. Nous devrions dire «en faisant surveiller» car, comme son prédécesseur, il ne vient pratiquement jamais à Treillières.
APRES LES SEIGNEURS, LA BOURGEOISIE TRIOMPHANTE
En 1789, le château de Gesvres, quasiment inhabité depuis la Comtesse de Morveaux, tombe à l’abandon. Dans la nuit du 4 août 1789 l’Assemblée Nationale vote l’abolition des privilèges et de la féodalité. C’en est fini de la seigneurie de Treillières. En 1792 le dernier seigneur de Gesvres, qui n’apprécie pas le nouveau régime, se décide à émigrer. Avant son départ, le 6 mai 1792, Céleste de Talhouët, ci-devant marquis de Bonamour, vend Gesvres et ses dépendances pour 580 000 livres en assignats.
François DROUET
L’acquéreur s’appelle François René Drouet. Il est né dans une famille de la riche bourgeoisie nantaise, le 23 novembre 1732, paroisse de Saint-Denis. De 1734 à 1783, les Drouet armèrent plus de 22 navires pour le commerce triangulaire. François René se maria, le 25 mai 1766 au Loroux-Bottereau, avec Marie-Julie, fille d’écuyer Jean-Baptiste d’Achon. L’année suivante il acheta l’onéreuse, mais anoblissante, charge de trésorier général des finances de Bretagne. Sa fortune s’étendait jusqu’à Saint-Domingue où il possédait des plantations.
C’est donc un sexagénaire extrêmement riche qui s’installe à Treillières. La révolte de Saint-Domingue et les évènements révolutionnaires métropolitains vont réduire sa fortune et assombrir sa retraite.
En 1793 le développement de la chouannerie dans la région amène la République à faire surveiller les grandes routes par des troupes souvent indisciplinées et pillardes qui sèment la terreur dans les campagnes. René Drouet s’en plaint aux autorités nantaises à l’automne 1794 :
«Expose François René Drouet domicilié de cette ville rue Bayle et propriétaire en la commune de Treillières que quatre fois déjà depuis un mois il a eu recours à l’autorité des généraux pour arrester les désordres que se permettent dans la commune de Treillières et autres adjacentes les troupes qui passent journellement sur la route de Rennes…
Quant à ce qui concerne l’exposant en particulier, sa maison proche de la poste de Gesvres et peu éloignée de la grande route est perpétuellement assaillie ; plus de vingt fois les troupes y ont commis des ravages, des vols des pillages et notamment le 20 du courant, sur le midi, six soldats y descendirent, la cour était fermée et sur le refus de l’ouvrir l’un d’eux tira sur la gardienne au travers du canal qui ferme la cour et la manqua heureusement, ne pouvant entrer par la cour ils franchirent les clôtures du jardin et trouvant les portes fermées ils brisèrent une croisée, entrèrent et emportèrent tout ce qu’ils purent des habillements et effets de la gardienne outre deux portefeuilles contenant 1 850 livres.
Et hier 24, sept soldats passèrent par le même endroit entrèrent dans le jardin brisèrent deux portes extérieures de la maison, deux portes intérieures, des armoires et autres meubles, firent fouillés du haut en bas menacèrent le jardinier et deux maçons de Nantes qui étaient à diner prirent leur pain ôtèrent les souliers à l’un d’eux et emportèrent de linge habillements et provisions tout ce qu’ils en purent prendre….
Nantes 25 vendémiaire an 3 de la République Drouet». (16 octobre 1794)
En réponse l’administration invita le général Canuel, qui commandait les troupes cantonnées autour de Nantes, à faire respecter les propriétés en provoquant «une des plus essentielles vertus qui caractérisent le républicanisme».
François Drouet meurt le 20 avril 1798 à Nantes, âgé de 65 ans. La propriété échoit à sa sœur cadette, Renée-Julienne Drouet, qui s’occupe aussitôt de s’en défaire. Des amis lui proposent un acquéreur : François Hervé, un avocat nantais.
Le contrat d’acquisition est signé le 15 décembre 1798. Il s’agit en fait d’un bail à rente de 10 000 francs, payable en numéraire et franchissable pour 200 000 francs. Mademoiselle Drouet se réserve l’usufruit de la propriété.
Gesvres côté jardin vers 1925
François HERVE
François Hervé vint habiter Gesvres en janvier 1799. Il commença par renvoyer le régisseur, Alexandre Renaud, puis entreprit les réparations importantes dont avait bien besoin la propriété. L’usufruitière les paya. Il semble que la naïveté de Mlle Drouet était grande. Hervé la convainquit de réviser le contrat de vente … à la baisse. Le 30 septembre 1799, la rente annuelle fut ramenée de 10 000 à 9000 francs, franchissable pour 180 000 francs. C’était un prix bien modeste pour un domaine tel que Gesvres acheté 580 000 livres six ans plus tôt. A la mort de Mlle Drouet, le 10 septembre 1800, ses héritiers attaquèrent Hervé pour abus de confiance. Sans succès.
Sur le cadastre de 1839 les ponts dont il est question sont portés. Nous les avons signalés par des * et nous avons mentionné l’emplacement de la digue de 1653
Ce même Hervé ne tarda pas à se mettre la population de Treillières à dos en supprimant le pont de bois qui permettait aux habitants des environs d’aller au bourg de Treillières en utilisant l’ancien « grand chemin » de Nantes à Rennes qui passait devant le château de Gesvres comme le racontera plus tard (en 1840) le maire du moment Alexandre Vincent : «Au lieu du château de Gesvres il existait un beau pont en bois où les habitants franchissaient la rivière sans danger… De 1795 à 1800, l’homme d’affaire qui régissait ces biens au nom de la propriétaire appelée Mademoiselle Drouet, en devint à sa mort propriétaire par une vente illicite lui ayant soustrait sa signature. Se voyant propriétaire d’un si beau bien, leva la tête et déclara la guerre aux habitants en s’opposant au passage des charrettes, enleva le pont chartier et il ne passa plus de charrettes. Les habitants de Treillières toujours assez paisibles et battus qu’ils avaient été par la révolution de 1793 n’osèrent rien entreprendre contre ce riche puissant, mais le peuple qui se trouvait vexé de l’interdiction de ce passage proféra des murmures contre ce propriétaire qui était un certain Hervé, grand avocat. Ce dernier reconnaissant bien qu’il aurait eu de la peine à interdire un passage qui avait été autrefois grande route, pour satisfaire aux habitants se décida à reculer le passage et le descendant d’environ 50 m il fit construire un pont de bois avec des piliers en pierre pour passer les hommes de pied seulement et recula la voie de pied, sur terre, par derrière son jardin…
Mathias HAENTJENS
En 1803 François Hervé vend le domaine de Gesvres à Mathias Haentjens, né à Cologne (Allemagne) de parents hollandais, un riche négociant de Nantes à l’époque où la prospérité nantaise repose sur le commerce triangulaire et la revente de ses produits. Le domaine de Gesvres et sa dizaine de métairies ne sont qu’une partie de son patrimoine foncier mais c’est pour lui un placement sûr et un agréable lieu de détente à la belle saison quand la ville étouffe. Le château de Gesvres devient alors une scène du théâtre social, un espace de représentation où le passé féodal du lieu confère à son propriétaire recevant amis et associés une patine aristocratique qui fait oublier une fortune trop roturière. C’est aussi une petite thébaïde pour le vieux négociant tracassé par des questions existentielles au terme de sa vie.
En 1837, sentant sa fin prochaine (il meurt en 1839 à l’âge de 83 ans) il partage ses biens entre ses enfants. Les deux garçons reçoivent la société d’armement maritime qu’il dirige et de grands domaines agricoles ; les deux filles se partagent la terre de Gesvres (492 h. soit le ¼ de la commune). Marie-Elisabeth, épouse de Joseph Guillet de La Brosse négociant à Nantes, reçoit le château de Gesvres et 228 hectares situés au sud du Gesvres. Elise, épouse de Pierre Maës, aussi négociant nantais, reçoit 264 h. au nord du Gesvres, et construit en 1837 un château près de la métairie de La Rivière appelé château du Haut-Gesvres. Les deux domaines sont séparés par le ruisseau de Gesvres, mais reliés par un pont… pour l’instant !
Joseph GUILLET DE LA BROSSE
Joseph Guillet de La Brosse est armateur négociant au port de Nantes, ville où il réside quai de l’Ile Gloriette, quand il devient propriétaire de Gesvres par son mariage avec Marie-Elisabeth Haentjens. Ce père de quatre enfants est un homme autoritaire et âpre au gain. Il va très vite faire l’unanimité contre lui à Treillières.
En 1839, lors de l’établissement du cadastre, il abuse de la crédulité du géomètre-arpenteur pour annexer à ses terres la chapelle de Notre-Dame des Dons, petit sanctuaire en mauvais état mais haut lieu de la piété populaire. Devant les protestations des paroissiens et celles du curé qui lui propose un arrangement avantageux pour récupérer la chapelle il se raidit et fait enlever la charpente de la toiture ainsi que les portes de l’édifice, ainsi condamné à la ruine, pour en réutiliser les éléments dans ses métairies au grand scandale de la population attachée à son humble chapelle. Jusqu’à sa mort, à l’âge de 95 ans, et malgré les démarches et procès engagés par les curés successifs de Treillières il refusera de restituer la chapelle des Dons.
Il fera preuve du même entêtement pour interdire aux villageois d’utiliser les chemins (pourtant publics) traversant ses domaines allant jusqu’à faire démonter le pont (avril 1840) qui enjambait le Gesvres près de son château et qui permettait aux habitants de Garambeau et villages voisins d’aller au bourg. Il n’engagea pas moins de 5 procès contre la municipalité de Treillières lancée dans un vaste programme d’aménagement de routes et chemins communaux. Exaspéré le maire, Alexandre Vincent, écrivit au préfet en 1841 : « Il faut lui faire comprendre aussi que les anciens droits féodaux étaient abolis ».
Tout le temps qu’il fut propriétaire de Gesvres (1837–1875) Joseph Guillet de La Brosse ne participa jamais à la vie locale autrement que par des procès ou des vexations. Jamais, à la différence d’autres châtelains, il ne s’associa à la vie municipale ou paroissiale pas même en prélevant quelques sommes sur son immense fortune pour aider le Bureau de bienfaisance ou le clergé. Dur avec les villageois, il se montra intransigeant avec sa fille Eugénie à qui il légua son domaine de Gesvres.
Eugénie GUILLET DE LA BROSSE
Eugénie, née en 1829, est toujours célibataire lors du décès de son père survenu en 1875 et le restera toute sa vie.
Encore jeune, elle demanda à ses parents l’autorisation d’épouser un jeune homme de Garambeau dont elle était éperdument amoureuse : son cocher. Joseph Guillet de La Brosse s’opposa à cette mésalliance. Alors, de dépit, Eugénie abandonna toute vie mondaine ; on ne la vit plus dans les salons nantais. Elle cessa également toute pratique religieuse au grand scandale de sa famille.
Après le décès de son père, responsable de son malheur mais figure tutélaire regrettée, elle résolut de vivre seule dans son château de Gesvres avec quelques domestiques : elle arrêta le temps et se coupa du monde. Rien ne fut changé dans la disposition intérieure des appartements : meubles, tableaux, livres, bijoux… restèrent à leur place comme pétrifiés par une lave invisible. Le courrier apporté par le facteur était classé et empilé dans l’ordre d’arrivée mais jamais décacheté. Sa seule confidente était sa servante Marie, jusqu’en 1905, puis Victorine.
Cette châtelaine fantôme ne manqua pas d’enflammer les imaginations. Certains villageois assuraient que les soirs de lune on la voyait se promener vêtue de longs voiles blancs le long des canaux, des douves et dans les bois.
Elle mourut à l’âge de 89 ans, le 23 décembre 1918, léguant ses biens à son neveu : Eugène Guillet de La Brosse. Ayant peu vécue elle laissa peu de souvenirs et s’employa à détruire ceux légués par l’histoire. Avant de mourir elle fit détruire les archives de Gesvres, riches de tout le passé seigneurial du domaine.
LE CHATEAU DE GESVRES DEVIENT MAISON DE REPOS (1923)
Eugène Guillet de la Brosse, né en 1857, est le petit-fils de Joseph Guillet de La Brosse. Ancien élève de Polytechnique et de l’Ecole des Mines, il fonde 1909 avec Henri Fouché les « Ateliers et Chantiers de Bretagne » dont il restera président jusqu’en 1937. Eugène Guillet de la Brosse dirige aussi une société d’armements qui compte 41 navires en 1913. Il s’est également intéressé comme Administrateur ou président de Conseil à différentes Sociétés de navigation, de pêcheries, de banques, de verreries, d’assurances et d’affaires coloniales. Membre du Tribunal de Commerce de Nantes, puis pendant vingt ans membre de la Chambre de Commerce, Administrateur à la Banque de France de Nantes, Guillet de la Brosse est à la tête d’une grosse fortune estimée à 10 millions de francs en 1910 et d’une grande famille (10 enfants) qu’il entretient au château des Dervallières à Nantes à l’aide d’une domesticité de 27 personnes. Disciple de La Tour du Pin et d’Albert de Mun, il est un adepte du catholicisme social et l’organisateur, dès 1914, des premières commissions mixtes nantaises instituant les contrats collectifs. Il participe, avec un autre grand industriel nantais, Louis Amieux, à la création des caisses d’allocations familiales. Lorsqu’il hérite du domaine de Gesvres, il en vend 203 hectares mais garde le château et 31 hectares qu’il met à la disposition d’une société dont il est fondateur (la Société Civile d’Œuvres et de Prévoyance Sociale) affiliée à la CRIFO.
La CRIFO installe dans le château de Gesvres une maison de repos qui est aussi une école. Chaque année y sont accueillis deux groupes de 40 enfants chacun, l’un pour les garçons, l’autre pour les filles. Le 4 juin 1923, Paul Strauss ministre de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociales dans le deuxième cabinet Poincaré vient l’inaugurer. A cette occasion Mr Painvin, Président de la Caisse des Allocations Familiales de Nantes, prononce un discours où il précise la fonction de la « maison de Gesvres » :
« Les enfants âgés de 6 à 13 ans ne sont ni des malades, ni des contagieux ; ce ne sont pas non plus de ces enfants solides… Ce sont des enfants délicats dont la constitution affaiblie pourrait devenir un terrain favorable au développement des maladies qu’il importe… d’éloigner momentanément du milieu où ils vivent et qui, en somme, ont plutôt besoin d’hygiène que de soins médicaux. Ils trouveront ici, en plein air et au bon air, des exercices variés et bien réglés, des promenades, des jeux. On les intéressera aussi à des travaux utiles… On s’occupera également de continuer et de perfectionner leur instruction intellectuelle et morale, en sorte qu’ils emporteront de leur séjour ici, un esprit vivifié par des impressions nouvelles et salubres dans un corps plus robuste et plus sain… ».
La « maison de Gesvres », financée par la CRIFO est gérée par l’Office Central des Œuvres d’Hygiène Sociale créé en 1917 par Louis Amieux et dont il est alors vice-président. Le président en est Alexandre Vincent, bâtonnier du barreau de Nantes, adjoint au maire (il sera nommé Préfet de Loire-Inférieure, à la Libération en 1944, par Michel Debré). Le descendant d’Alexandre Vincent, maire de Treillières de 1791 à 1820, revenait ce 4 juin 1923 sur la commune de son ancêtre pour l’inauguration de la « maison de repos de Gesvres ». Voici le récit qu’en fait le journaliste du « Phare de la Loire » dans son édition du lendemain :
« Enfin, on prend les automobiles qui nous ont transportés jusque là et l’on se rend à Treillières, à la maison de Gesvres, louée pour un prix de principe par Mr Eugène de La Brosse, et que l’Office central des œuvres d’hygiène sociale de la Loire Inférieure a appropriée pour recevoir des enfants à la santé délicate auxquels l’air de la campagne est indispensable.
A l’entrée de la propriété, Mr Strauss est respectueusement salué par Mr Lumineau, maire de Treillières, entouré des membres du Conseil municipal. Le Ministre répond en disant son plaisir d’être salué par une municipalité rurale et de voir étroitement confondus, dans une pensée commune, ruraux et citadins.
On pénètre alors dans la propriété. Les enfants qu’abritent le corps de bâtiment principal, sont groupés sur les marches du perron, dans leurs sarreaux uniformes. La directrice, Mme Raimbard, qui fut, paraît-il, un des secrétaires de Mr Clemenceau, et qui est, en tout cas, un littérateur intéressant, vient saluer Mr Strauss. Et l’on pénètre dans le parc, où un buffet a été dressé par les soins de Mr Bernard, le traiteur de la rue du Boccage.
Mr Painvin, président de la Caisse des Allocations familiales de Nantes, remercie le Ministre d’être venu jusqu’à Gesvres, en faisant remarquer que le but poursuivi par l’institution de la « Maison de Gesvres » ne saurait manquer de l’intéresser. Mr Painvin rend hommage à la générosité de Mr Eugène de La Brosse, car c’est grâce à cette générosité que cette institution a pu voir le jour. Puis il expose le but de celle-ci… La Caisse des Allocations familiales en a confié la gestion à l’Office central des œuvres d’hygiène sociale, parce qu’elle a estimé que cet Office était plus qualifié qu’elle pour diriger une telle œuvre. D’ailleurs les dirigeants de la Caisse connaissent les dirigeants de l’Office et Mr Painvin dit tout le bien qu’il pense de MM. Vincent, Louis Amieux et Morgan qui sont les principaux artisans du développement pris par l’Office. Mr Painvin termine en exprimant sa conviction que ses collègues et lui auront fait œuvre de prévoyance et de solidarité sociale.
Le Ministre remercie ceux qui ont tenu à l’associer à cette cérémonie inaugurale. Il fait l’éloge de la haute pensée de prévoyance et de solidarité qui a présidé à la fondation des Caisses d’allocation familiales et loue les patrons qui, conscients de leurs devoirs, s’intéressent à l’avenir et à la prospérité des familles de leurs ouvriers ou employés. Le ministre s’indigne des appels à la haine et à la lutte de classes que l’on prodigue en certains milieux. Car c’est au contraire à l’union des classes et au rapprochement du Capital et du Travail qu’il faut tendre. En combattant la mortalité infantile, les grands patrons montrent le souci qu’ils ont de l’intérêt personnel des ouvriers qu’ils emploient et de la santé des êtres qui leur sont chers. Puissent-ils multiplier les initiatives de la nature de celles qu’ils ont prises, dans l’intérêt de la paix sociale.
Ecoutés avec une vive attention, MM. Painvin et Strauss sont, l’un et l’autre, très applaudis.
On quitte alors la propriété de Mr Eugène de La Brosse, auquel le Ministre ne marchande pas ses compliments.
Et tandis qu’une partie du cortège regagne Nantes en automobile, le Ministre et sa suite prennent place, à La Chapelle-sur-Erdre, à bord de la vedette des Ponts et Chaussées, et rentrent à Nantes par voie d’eau. Aussitôt débarqués, ils se rendent à la mairie. »
Le temps d’un goûter sous les frondaisons servi par des garçons fragiles en sarreau on aura échangé des propos dans l’air du temps et inauguré une institution aussi fragile que les enfants qu’elle abrite mais précurseur d’un modèle social encore en gestation. En ces lendemains de Première guerre mondiale, alors que la Révolution russe encourage les uns et effraie les autres, alors que la classe ouvrière se fait plus revendicatrice, des patrons partagés entre paternalisme et engagement chrétien tentent de désamorcer la contestation sociale en essayant d’entraîner l’ensemble du patronat dans l’indispensable réforme sociale ; sans succès.
Malgré tout, Louis Amieux, Eugène de La Brosse et quelques autres auront contribué à la mise en place de structures de protection sociale (caisses d’allocations, crèches, dispensaires, habitat bon marché…) dont la « maison de Gesvres » fut la plus spectaculaire réalisation à l’époque.
Près de 90 ans après elle existe toujours. Depuis 1955 elle est devenue institut médico-pédagogique confié (depuis 1977) à l’association “Moissons Nouvelles”.
Gesvres à la fin des années 1960
Si le vieux château a perdu de sa superbe d’antan, le Gesvres l’accompagne toujours de sa chanson mélancolique dans sa traversée des siècles.
«…. C’est un petit val qui mousse de rayons… ». A. Rimbaud
Gesvres en 2012
Jean Bourgeon